« L'inflation, une bombe monétaire à retardement »

« L'inflation, une bombe monétaire à retardement »
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Tribune de Philippe Crevel, directeur du Cercle de l'Epargne.

« L'inflation, une bombe monétaire à retardement »
Crédit photo © Cercle de l'Epargne

Depuis le milieu de l’année 2021 et après une longue phase d’absence, l’inflation est de retour. Cette résurgence a surpris les experts car depuis des années, les banques centrales essayaient, en vain, par tous les moyens, de la réanimer.

Depuis la crise de 2008/2009, les économistes de la Théorie Monétaire Moderne aimaient à répéter que l’inflation avait disparu pour la nuit des temps et qu’il fallait en profiter pour accroître le niveau des dépenses publiques. Ils étaient convaincus que la demande était brimée quand l’offre était extensible. Au diable l’avarice ! L’argent est gratuit, pourquoi ne pas en profiter ? Les effets pervers, tels que la folle hausse des prix de l’immobilier ou des actions, étaient considérés comme des maux nécessaires. Nul ne voulait y voir une forme d’inflation déguisée ou plutôt logée dans certains actifs.

La hausse des prix de l’année 2022, provoquée par des chocs sur les matières premières, sur l’énergie ou sur les produits agricoles ainsi que par la désorganisation de l’offre en lien avec l’épidémie de Covid ne doivent pas nous faire oublier que l’inflation est et reste avant tout un phénomène monétaire. La création monétaire est le carburant nécessaire afin que les déséquilibres des marchés puissent se muer en inflation.

La planche à billets a commencé très tôt

Dans le passé, les déficits et l’endettement des États se sont révélés les principales sources de l’inflation en dopant de manière artificielle la demande. La première crise inflationniste, officiellement répertoriée, date de l’époque de Denys 1er dit le tyran de Syracuse, qui régna entre 405 et 367 avant notre ère. Il avait décidé de rappeler les pièces d’or et de les fondre afin d’en fabriquer plus pour la même quantité de métal. Rome n’échappa pas à la facilité monétaire. Ainsi, à la fin du IIIe siècle avant notre ère, l’Empereur romain Dioclétien réduisit le poids en or de la monnaie puis passa au bronze et au cuivre pour émettre un nombre plus important de pièces et financer des déficits publics en forte croissance. Il ne fit que nourrir la hausse des prix. L’inflation fut une des multiples causes du déclin de l’Empire romain.

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Le rôle de la monnaie comme vecteur de l’inflation fut analysé, en France, dès le XIVe siècle par Nicolas Oresme, conseiller économique du Roi Charles V dit « le sage ». Il fut un des premiers à théoriser les dangers de la manipulation de la monnaie. L’économiste Milton Friedman le considère comme un des inspirateurs de sa théorie monétariste.

L’inertie de la masse monétaire

Le développement de la masse monétaire ne fait pas le bonheur des pouvoirs publics et des pays qui le pratique à outrance. Au XVIe siècle, l’or des Indes amena à la banqueroute le Royaume d’Espagne. Entre 1550 et 1650, la quantité d’or en Espagne avait été multipliée par huit. La France connu le même sort durant la période révolutionnaire. De 1790 à 1795, avec la multiplication des assignats dont la valeur était initialement fondée sur les biens des artistocrates qui avaient émigré, les prix ont été multipliés par 40. Pour sortir de cette spirale, en 1797, le Directoire opta pour « la banqueroute des deux tiers ». Plus près de nous, l’Allemagne a connu, en 1923, une vague d’inflation sans précédent du fait de la création monétaire alimentée par le coût de la guerre de 14/18 et des indemnités demandées par les alliés dans le cadre du Traité de Versailles. En juillet 1914, un dollar vaut 4,2 marks, en septembre 1923, 5 milliards de marks. Cet épisode a laissé des traces en Allemagne jusqu’à nos jours.

Cent ans plus tard ou presque, nous n’en sommes pas à payer notre baguette un milliard d’euros…. mais l’inflation a atteint des niveaux inconnus depuis plus de 40 ans. Dans plusieurs États de l’Union européenne, elle dépasse déjà 10%. Au vu des tombereaux de liquidités déversés depuis une quinzaine d’années, l’inflation dispose de suffisamment de carburant pour s’emballer. Les banques centrales ont injecté des milliers de milliards de dollars ou d’euros depuis 2008 pour réanimer l’économie. Avec la crise sanitaire, la politique monétaire accommodante est devenue « ultra accommodante ».

Le risque de la transmission aux salaires

L’inflation version 2022 puise sa force dans les menaces de pénuries sur les marchés de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Pour la première fois, tous ces marchés connaissent des hausses de prix simultanées. Les pays importateurs n’ont que peu de prises sur l’évolution des cours, du moins à court terme. L’inflation est une onde qui se transmet à tous les pans de la société. En cas de transmission aux salaires, une spirale peut s’enclencher. Dans un contexte de marché de l’emploi tendu et soumis à d’importants goulets d’étranglement, ce risque est élevé. Il l’est d’autant plus que les salariés, après plusieurs crises, aspirent à une amélioration de leur situation financière. Aux États-Unis, l’économie serait en surchauffe en raison de l’accumulation des plans de relance facilitant la transmission de la hausse des prix aux salaires. Le retour au plein emploi conduit également à des augmentations de salaire.

Marges de manœuvre réduites pour les banques centrales

Face à ce renouveau de l’inflation, les pouvoirs publics tentent de gagner du temps. En espérant que la vague de hausses des prix soit la plus courte possible, ils prennent des mesures d’endiguement comme en France avec l’instauration d’un bouclier tarifaire ou avec l’application d’une ristourne sur les prix des carburants. Le contribuable national est ainsi appelé au secours du consommateur. Les banques centrales ont opté pour une réponse graduée et prudente. De nombreuses banques centrales ont relevé leurs taux directeurs mais de manière modérée. La Banque centrale européenne ne l’a pas encore fait. Une hausse devrait néanmoins être décidée durant l’été. Après des années de facilité monétaire, les banques centrales tentent, avec prudence, de revenir à une pratique plus traditionnelle. Avec des États surendettés et une menace de récession en cas de durcissement monétaire rapide, leurs marges de manœuvre sont faibles. En outre, face à des augmentations des prix en provenance de l’extérieur, la hausse des taux directeurs a peu d’effets. Cette hausse peut ralentir l’activité, la demande, mais pas peser sur le prix des importations.

Taxe inflationniste

Dans cette période atypique, les épargnants et les investisseurs supportent une taxe inflationniste importante, en particulier sur leurs liquidités qui ne sont pas ou mal rémunérées. Depuis la crise sanitaire, les ménages comme les entreprises ont accru leurs liquidités. Ainsi, l’encours des dépôts à vue des premiers dépassait à la fin du premier trimestre 2022 les 520 milliards d’euros. Sur l’ensemble des agents économiques, cette taxe sur les liquidités pourrait atteindre de 3 à 5 % du PIB. À ce coût, il faut ajouter la perte subie sur les produits de taux. L’inflation provoque un transfert de richesses au profit des pays exportateurs de produits énergétiques, de matières premières ou de produits agricoles ainsi qu’au profit des États dont les recettes sont en partie indexées sur les prix. Ces derniers figurent parmi les gagnants, sous réserve que les taux d’intérêt restent faibles et inférieurs si possible à la croissance économique. Faute de quoi, leur service de la dette peut absorber une part croissante de leurs recettes. Un point de taux en plus aboutit à une augmentation des dépenses de l’État de 10 milliards d’euros en trois ans en France.

Quels placements pour se protéger de l’inflation ?

Pour échapper à cette taxe inflationniste, les épargnants doivent délaisser les liquidités et opter pour une plus grande prise de risque. Les actions résistent mieux à l’inflation que les autres actifs. Les entreprises ont la possibilité, du moins pour certaines d’entre elles, d’absorber la hausse des coûts soit en augmentant leurs prix, soit en réalisant des gains de productivité. Elles peuvent ainsi préserver les dividendes de leurs actionnaires. Les dividendes déterminent sur moyenne période la valeur des actions. S’ils sont élevés, les actions se valorisent. À court terme, le marché « actions » est déprimé en raison de la forte hausse de 2021 et des arbitrages effectués par les investisseurs en faveur des obligations américaines dont le rendement s’est accru. Certains épargnants pourraient opter pour l’immobilier qui connaît un long cycle de croissance, d’autant que le déficit de logements concourt à la hausse des prix. Néanmoins, l’investisseur devra prendre en compte deux écueils, la possible hausse des taux d’intérêt qui constitue un juge de paix sur le marché immobilier et le risque de blocage des loyers en cas d’inflation élevée. D’autres épargnants pourraient tenter l’aventure de l’or ou des placements alternatifs. L’or ne rapporte rien. C’est une valeur refuge purement spéculative. Les acheteurs d’or en 1980, au moment du deuxième choc pétrolier, ont attendu plus de vingt ans avant de pouvoir vendre avec une possible plus-value. Les cryptoactifs qui s’échangent sur un marché non régulé, connaissent d’amples fluctuations ne laissant présager aucune stratégie de gains rationnelle sur moyenne et longue période.

L’inflation oblige les acteurs économiques et les épargnants à revoir leur modèle. Elle conduit à être plus mobile, plus agile, moins conservateur dans ses choix économiques. Si le contexte économique et financier demeure marqué par des effets d’anticipation et de spéculation, il ne doit pas détourner les épargnants de la recherche d’un rendement issu d’un processus productif. L’épargne n’a de sens que si elle est une source de création de richesses durables.

©2022-2024
L'Argent & Vous
Philippe Crevel

Le parcours de Philippe Crevel

Directeur, Cercle de l'Epargne

Ancien chargé de mission ministériel, Philippe Crevel a été conseiller économique et fiscal de 1991 à 1998 pour le groupe UDF à l’Assemblée nationale. Conseiller auprès de l'ancien président de la Caisse des Dépôts, Philippe Auberger, de 2002 à 2003, puis de l'ex-ministre de la Santé Jean-François Mattei de 2003 à 2004, Philippe Crevel est entré chez Generali où il a conseillé la direction générale du groupe, en charge du développement des produits d’épargne retraite, de la stratégie développement durable et des relations institutionnelles, jusqu'en 2014.

Chroniqueur, membre de la Commission des épargnants de l'AMF et fondateur de la société d'études et de stratégies économiques Lorello Ecodata, Philippe Crevel dirige aujourd'hui le Cercle de l’Epargne. Ce cabinet d'études réalise des études sur l’épargne et la retraite avec l’appui d’experts au profil varié (sociologues, économistes, juristes, journalistes, démographes, spécialistes de l’opinion et du marketing).

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